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Archive for décembre 2020

Nous sommes le 31 décembre 2020 et les cinémas sont fermés depuis deux mois, après l’avoir été pendant plus de trois mois, du 14 mars au 22 juin. Un protocole sanitaire a bien été mis en place pour que les écrans puissent continuer à diffuser des films pendant la crise, mais ça n’a pas suffi à rassurer le gouvernement. Il fallait refermer les salles. Après tout, les salles de concert, les théâtres, les musées et les zoos sont fermés, eux aussi. Certes, aucun foyer de la maladie ne s’est déclaré dans une salle de spectacle, mais tant pis. « On ferme », on a dit.

Le milieu de l’art a manifesté, les mécontents se sont prononcés, les dirigeants ne les ont pas entendus. Imaginons que c’est mieux comme ça, même si les raisons m’échappent. Le monde du cinéma n’est pas en danger, de toute façon. Ça tourne. On ne peut plus aller voir de films sur grand écran, mais on n’a pas fini d’en produire pour autant. Les techniciens, les producteurs, les acteurs et toute la filière a du travail. Moins que d’habitude, certes, mais à la différence du premier confinement, l’industrie n’est pas à l’arrêt. Sauf l’exploitation.

Où est le problème à l’heure de Netflix, d’Amazon Prime Video et de Disney+ ? À quoi bon se plaindre de ne plus avoir accès au cinéma quand le cinéma est enfin arrivé chez nous ? Pinocchio de Matteo Garrone n’est pas sorti en salles, et alors ? Puisqu’on vous dit qu’il est dispo sur Amazon Prime !

J’ai du mal à m’expliquer cette atmosphère de satisfaction qui flotte, en France, autour de la fermeture des cinémas. Ce pays a inventé le 7ème Art il y a 125 ans, et le cultive avec un enthousiasme sans égal dans le monde. Chaque année, depuis dix ans (à l’exception de 2013), nos salles vendent plus de 200 millions de billets malgré l’émergence des plateformes. Le grand écran ne s’est pas aussi bien porté depuis un demi siècle. Personne ne peut prétendre que le cinéma a du plomb dans l’aile et n’intéresse plus personne : en 2019, autant de Français sont allés au cinéma qu’en 1968. Mieux : en 2019, les Français sont allés presque deux fois plus au cinéma qu’en 1992. Comment croire que les salles se portent mal ?

Bien sûr, j’entends déjà persifler qu’un quart des spectateurs va voir des productions Disney, qu’un autre quart s’est concentré sur le reste de la production hollywoodienne, que 2019 était un cru exceptionnel et qu’il ne faut pas prendre cette année comme une norme. C’est vrai, mais ça ne change rien sur le fond. Les chiffres sont là, ils prouvent que nous adorons le cinéma et ne l’avons pas aimé à ce point depuis 50 ans.

Alors en 2020, pourquoi le désarroi des cinémas et l’engouement pour les plateformes de streaming excitent-ils tant de gens ?

Cousin Uber

Souvenez-vous : en 2015, les VTC faisaient une entrée fracassante sur le marché français, menaçant directement le monopole des taxis et même leur survie. C’en était fini du chauffeur ronchon qui parlait au téléphone en fumant et refusait de vous prendre sous prétexte qu’il « n’allait pas par là ».

En 2015, ces gros fainéants allaient être remplacés par de jeunes hommes dynamiques en berline noire qui vous tiendraient la porte en vous offrant des bonbons et une bouteille d’eau. Le VTC se payerait à l’avance, via une application, pour un trajet déterminé. Tout le monde serait content. Le futur était enfin là.

Évidemment, l’argent n’allait pas dans la poche du chauffeur, et les jeunes hommes propres sur eux se débrouillaient avec leur statut imposé d’autoentrepreneur. Le Nouveau Monde était juste le même, en moins humain.

De ce traumatisme, un verbe était né : « Uberiser ».

Un jeu de plateformes

Tout comme Uber et les taxis proposent de vous voiturer d’un point A à un point B, les plateformes de streaming et les cinémas vous proposent de regarder des films. C’est indéniable.

Netflix, Amazon Prime, Disney+ et les autres disposent de catalogues qui sont à votre disposition pour le prix d’un abonnement. Plus de file d’attente, plus d’horaires, plus de billets à réserver à l’avance, plus de publicités avant le film, plus de voisin pénible qui regarde son téléphone toutes les deux secondes ou qui fait du bruit avec son pop-corn. 

Le principal gagnant de cette histoire, c’est le voisin bruyant. Il peut se tenir mal sans gêner personne et si le film ne lui plaît pas, l’arrêter au bout d’un quart d’heure pour en choisir un autre. Si le volume est trop fort, il le baissera, si le film est trop orange pour lui, il réglera le contraste. C’est lui le client, le spectateur de demain. Il ne paie sa plateforme qu’environ 7,99€ par mois, soit 95,88€ par an, grâce aux économies qu’il fait sur les salles. Peu importe qu’il se soit abonné à trois plateformes différentes, lui qui n’allait que trois ou quatre fois par an au cinéma avant. Et peu importe que le dernier Marvel qu’il est si content de ne pas payer 16€ pour le voir en salle ne soit pas disponible sur sa plateforme, parce qu’en France et nulle part ailleurs on respecte une chronologie des médias. Qu’importe. Il a gagné.

Un algorithme sélectionne les films pour lui et lui propose des programmes calculés pour lui convenire. Puisqu’il a regardé The Revenant, il aimera probablement Paddington. Eh oui, il y a un ours dans les deux.

Pendant la crise sanitaire, grâce à la fermeture des salles, les abonnements aux plateformes ont explosé. Naturellement : personne n’a rien contre l’idée de regarder des films et des séries. La demande est très forte et toute l’industrie risque d’avoir du pain sur la planche pour alimenter ce nouveau mode de fonctionnement. Seuls ceux qui tiennent des salles de cinéma, ceux qu’on appelle les exploitants, ceux qui sélectionnaient les films pour nous, restent sur le carreau. Faut-il voir en la crise sanitaire l’accélérateur d’un processus inéluctable ? Faut-il croire, comme le disait Mathieu Kassovitz sur BFMTV le 11 décembre, que les salles ne sont plus essentielles et vouées à disparaître ?

Une opinion tranchée et provocatrice de Mathieu Kassovitz m’intéressera toujours plus que la langue de bois du gouvernement ou que des revendications syndicales. Pourtant, je crois qu’il se trompe. Si les salles de cinéma étaient vouées à disparaître, elles auraient disparu depuis longtemps. Pourquoi les cinémas sont-ils restés ouverts pendant les guerres mondiales ? Pourquoi ont-ils résisté à l’arrivée de la télévision dans les foyers dans les années 1950 ? Pourquoi ont-ils continué à fonctionner après l’arrivée de la vidéo physique et à la demande ? Et, au risque de me répéter, pourquoi les salles ont-elles vendu autant de billets qu’en 2019 qu’en 1968 ?

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le cinéma sans jamais oser le demander

Saviez-vous que le prix moyen d’une place de cinéma en France est de 6,50€ ? En recensant tous les tarifs dans toutes les salles, on obtient ce chiffre étonnant. Certes, ça ne signifie pas que les billets de cinéma se vendent en moyenne à 6,50€. Mais est-ce la faute des exploitants si les Français préfèrent aller voir les films les plus récents dans les salles les plus coûteuses, en faisant souvent un détour par la confiserie ?

Comme tout autre produit, une place de cinéma revient moins cher à celui qui en consomme beaucoup. Le spectateur assidu s’habitue à profiter des offres promotionnelles. Il va parfois jusqu’à s’abonner à une carte illimitée. En ce qui me concerne, je vais tellement au cinéma que c’est devenu constitutif de mon métier. Je ne le paie plus depuis treize ans. Par opposition, moins vous allez au cinéma, plus le prix du billet sera élevé. C’est pourquoi la masse de spectateurs qui se plaint des tarifs est majoritairement composée de gens qui vont peu au cinéma. Mais ces spectateurs-là n’ont peut-être pas accès à une salle d’art et d’essai pour aller voir un film péruvien sorti il y a plus de deux semaines pour 6,50€ la séance. Ils sont ceux qu’on appelle les « occasionnels », ils vont peu au cinéma mais ils sont très nombreux. S’ils ne reviennent pas, ils manqueront cruellement.

C’est d’autant plus difficile de les convaincre que l’argument de la diversité ne fonctionne plus aussi bien qu’aux premières heures des plateformes. Netflix, par exemple, a bien compris que des séries espagnoles, allemandes ou françaises peuvent se vendre aussi bien, voire même mieux, que des séries américaines. C’est aussi là que David Fincher peut proposer Mank, un film en noir et blanc écrit par son père sur les tensions entre le scénariste de Citizen Kane et la haute société californienne des années 1930. Et là aussi qu’Alfonso Cuarón peut trouver un moyen de diffuser son dernier film mexicain, tourné en espagnol et en noir et blanc, sur le quotidien de l’employée de sa famille dans les années 1970. Ce film lui a permis de remporter trois Oscars, dont celui du meilleur réalisateur. Ce qu’on voit sur ces plateformes est d’une qualité qui n’a rien à envier aux films réservés au grand écran.

Chez les défenseurs des salles obscures, on n’en finit pas de citer Jean-Luc Godard : « Quand on va au cinéma, on lève la tête. Quand on regarde la télévision, on la baisse. » Il n’y a pas de quoi baisser la tête aujourd’hui face à ce que proposent les plateformes. D’ailleurs cette année, faute de salles, de nombreux médias spécialisés cinéma ont inclus des films diffusés uniquement sur le petit écran dans leur top annuel.

Pourquoi retourner dans les salles quand elles seront de nouveau accessibles ? Les plateformes ont-elles fini par ubériser le cinéma ? Mathieu Kassovitz, qui a parfois été plus prophétique qu’on l’aurait cru (notamment à travers son film Assassin(s), sorti en 1997), aurait-il raison de penser qu’on peut s’affranchir des cinémas ? On s’autorise volontiers à se réjouir du malheur d’une profession en difficulté lorsqu’on s’est trop longtemps senti à sa merci. En 2015, on en avait marre des taxis et de leur monopole à une époque où le GPS rendait leur compétence principale désuète. Mais on ne savait pas que l’avènement des VTC voudrait dire la précarité pour les chauffeurs et, dans peu de temps, un moins bon service pour les clients.

Il n’est pas difficile de faire une fixation sur le prix excessif des esquimaux dans un multiplexe ou un sachet de pop-corn renversé sur un siège. Tous les cinémas ne sont pas tenus aussi parfaitement qu’on le souhaiterait. J’ai même vu des petites salles ne pas respecter le protocole sanitaire entre les deux confinements afin d’accueillir plus de monde.

Mais personne ne s’attachera à Netflix comme il s’attache à son cinéma de quartier. Et, même lorsqu’ils sortent un film sur une plateforme, tous les cinéastes ont l’espoir qu’il soit diffusé sur un grand écran, pour des gens venus de partout, qui se sont donné du mal pour être là. Personne ne mobilise une équipe de tournage et ne bricole un film pour qu’un type sur son canapé puisse mettre « pause » entre deux scènes, le temps d’ aller chercher une tranche de saucisson ou d’envoyer un SMS.

Quand Disney, Universal ou Warner renonce à sortir un film en salles et le lancent sur une plateforme, c’est cette réalité qui est insultée. L’année a certes été marquée par la crise sanitaire, induisant le développement spectaculaire des plateformes. Mais elle a aussi été ponctuée par des actes militants forts qui nous rappellent que nous, les Français, on aime vraiment le cinéma. Pendant le premier confinement, une association qui squatte un cinéma du 5e arrondissement de Paris a diffusé chaque vendredi soir un film en plein air, du haut du toit, sur un mur du quartier. Il n’y avait personne pour le regarder, mais le cinéma n’abandonnait pas. Au mois d’août, le propriétaire d’une salle de cinéma a démoli à coups de batte de baseball la publicité pour Mulan qui trônait près des caisses, quand il a appris que Disney diffuserait ce film directement sur sa plateforme, sans le confier aux exploitants. Gérard Lemoine, que j’ai rencontré il y a dix ans, n’est pas du genre à démolir quoi que ce soit. Il n’est même pas du genre à avoir une batte de baseball. Pourtant, sa petite vidéo a fait le tour du monde parce qu’elle dit ce que nous sommes : une nation cultivée qui ne confond pas le cinéma sur grand écran avec la commodité de sa télévision. Ceux qui font la différence, ce sont les exploitants, ceux-là même que certains voudraient enterrer un peu vite. Nous retournerons au cinéma quand leurs portes rouvriront. Pas parce que nous croyons en la chronologie des médias ou pour accomplir un geste militant envers nos commerces de proximité. Nous y retournerons parce que nous aimons sortir le samedi soir. Parce que nous aimons voir des films avec des gens que nous ne connaissons pas, au risque qu’ils soient bruyants et désagréables. Parce que, quand le film commence, la lumière s’éteint tout doucement. Parce que l’expérience du cinéma, c’est échapper à la trivialité de notre salon. Vous en doutez? Chaque année, depuis dix ans, cette vérité s’est pourtant manifestée en France dans l’esprit d’un spectateur de cinéma plus de 200 millions de fois.

Pour célébrer les 125 ans du Septième Art que nous avons créé à Lyon, il me semble aujourd’hui important de nous rappeler que, sans les exploitants et leurs salles, il y a toujours des films. Mais, sans les cinémas, il n’y a plus de cinéma.

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