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Archive for octobre 2018

Damien Chazelle et Neil Armstrong n’avaient pas une chance de se croiser. L’un n’était pas né quand l’autre marchait sur la Lune. L’autre était déjà mort quand l’un devenait le nouveau prodige d’Hollywood. C’est pourtant le jeune réalisateur de Whiplash qui, enfin, vient de mettre en boîte un film retraçant les exploits du plus célèbre des astronautes. Il a disposé pour cela d’un budget digne d’un projet de la NASA : 60 millions de dollars.

Nouveau premier de la classe dans l’industrie, Damien Chazelle vient d’avoir 32 ans lorsqu’il remporte la statuette du meilleur réalisateur pour La La Land le 26 février 2017. Il est le plus jeune à recevoir cette récompense. C’est un joli record. Ce soir-là, avec six Oscars, sa comédie musicale, tendre et gaie, l’emporte sur tous les autres films. C’est bien simple : le petit génie est adoré, au point qu’on lui attribue même par erreur la statuette du meilleur film, créant là encore une confusion historique dans une cérémonie qui n’a presque jamais fait de faux pas.

Conquête spatiale, comédie musicale, prodige des Oscars… Je m’attendais à un sacré voyage à travers les étoiles en allant voir First Man. Pas à en sortir troublé et lugubre au point de chercher en vain la source du malaise pendant les vingt-quatre heures suivantes. Car, au fond de moi, je sais très bien ce qui m’a secoué à ce point, comme si j’étais moi-même membre de l’équipage d’Apollo 11. Je n’avais simplement pas la force d’y faire face seul, alors je l’écris.

Je vous préviens tout de même : ce qui suit est non seulement très intime et risque de vous foutre le bourdon jusqu’à Noël, mais dévoile aussi l’intégralité du film First Man – le premier homme sur la Lune. Donc si vous préférez descendre de la fusée, c’est encore possible.

First Man commence par l’événement sans doute le plus marquant de la vie de Neil Armstrong et pourtant méconnu : la mort de sa fille Karen, à deux ans et demi, des suites d’une pneumonie venue s’ajouter à la tumeur au cerveau dont elle souffrait déjà. Le spectateur n’est pas surpris : quelques plans avaient pris le temps de montrer l’enfant hospitalisé, harnaché à des machines expérimentales comme le sera son papa plus tard dans le film. Sans doute pour s’infliger le même traitement, d’ailleurs.

On est en janvier 1961. Neil Armstrong est encore loin d’être le héros américain que tout le monde célébrera huit ans plus tard. A l’enterrement, Armstrong serre fort dans sa main le petit bracelet de sa fille. De retour chez lui, entouré de ses amis, de sa famille et devant un buffet garni aussi absurde que traditionnel, il n’a pas la force de jouer avec son fils qui le réclame. Il s’isole dans son bureau, ouvre un tiroir et y dépose le bracelet, comme pour l’oublier à jamais.

A mesure que le film progresse jusqu’à l’alunissage sensationnel, Armstrong ne devient plus qu’un personnage fuyant toute compagnie. Il est au travail, il rentre chez lui, sa famille l’y attend… il retourne au boulot. Forcément, la vie de ces astronautes aux missions périlleuses est jalonnée d’accidents et d’enterrements de collègues, à un rythme déraisonnable. Aux funérailles encore, Neil Armstrong s’éclipse. Les mises en bière, le visage de sa femme, le chahut de ses jeunes fils, le clair de Lune, une balançoire… Tout le renvoie au souvenir de sa fille qu’il ne serrera plus jamais contre lui. Seule issue : le travail et le châtiment qui l’y attend, les machines expérimentales et meurtrières qu’il va pourtant falloir maîtriser et l’espoir qu’un jour, tout ça le conduise jusqu’à la Lune, car on ne peut pas s’isoler davantage.

Voilà comment First Man explique le tempérament étrange de l’homme qui a réalisé ce qu’aucun n’avait fait avant lui, que peu referaient après et qui n’a pourtant jamais été quelqu’un de très sympa. Avare en entretiens avec la presse, il est même célèbre pour une réponse archi terre à terre. Peu de temps avant le décollage, à un journaliste qui lui demande ce qu’il aimerait emporter avec lui tout là-haut, « Plus de carburant » répond-il. Un vrai boute-en-train.

A la toute fin du film, le premier pas sur la Lune est enfin accompli. Avec calme et rigueur, Armstrong descend du module qu’il a posé en parfait professionnel, hésite au pied de l’échelle, se lance… « Un petit pas pour l’homme, un bond de géant pour l’humanité », la mission est accomplie. Le voilà seul dans le silence de la surface lunaire, tout petit dans l’obscurité de l’espace. Buzz Aldrin s’éloigne en sautillant gaiment. C’est là que First Man prend – sans doute – quelques libertés avec la réalité.

Le héros desserre son poing dans lequel le spectateur découvre le petit bracelet de sa fille. Lui qui avait froidement promis de n’emmener qu’un surplus de carburant… Il le laisse doucement tomber et le petit souvenir s’éloigne, emporté au ralenti par la pesanteur de la Lune, jusque dans les ténèbres d’un cratère. Dans ce dernier moment partagé par Neil avec sa fille Karen, un secret leur appartient. Personne ne saura qu’un peu d’elle l’attend pour toujours, là où personne n’avait encore posé le pied. C’est sur la Lune qu’il a décidé que sa fille reposerait en paix.

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Mes parents venaient de se rencontrer, dans la nuit du 20 au 21 juillet 1969. Mon père fêtait ses 22 ans en faisant du pied à ma mère sous une couverture, blotti contre elle, devant un téléviseur qui diffusait les images du premier alunissage. Tandis que Neil Armstrong déposait hypothétiquement, à la manière d’une tragédie hollywoodienne des années 2010, le bracelet de sa fille de deux ans emportée par la maladie, mes parents scellaient leur destin. Un an avant leur mariage. Trois ans avant la naissance de leur première fille. Cinq ans avant celle de la seconde. Onze ans avant leur mort à toutes les deux, le 30 avril 1980.

J’ai 34 ans, aujourd’hui. Je ne les ai jamais connues, pas plus que ma grande sœur, née presque un an jour pour jour après la tragédie. Je n’ai jamais ressenti la douleur de la perte de Mathilde et d’Elise. Je ne peux qu’observer mes parents, je le fais depuis toujours. Qu’est-ce qu’ils ressentent ? Qu’est-ce que ça leur a fait ? Comment survivent-ils ? Quels mécanismes déraillent, là-haut, dans un fracas quotidien insoutenable ?

Je ne sais rien non plus de Damien Chazelle et j’espère bien qu’il n’a jamais connu quelque chose d’aussi atroce. Je découvre simplement que, lui aussi, semble avoir du mal à se représenter ce qui se passe sous le casque d’un homme qui a perdu un enfant. De toute évidence, avec First Man, il envisage qu’un tel tremblement de terre pourrait le pousser à s’isoler au point d’être prêt à tout pour rejoindre la Lune. Voilà qui m’étonne puisque, comme j’ai pu le constater, c’est plutôt l’entourage, le soutien des proches, leur attention à l’autre et leur confiance en l’avenir qui ont maintenu mes parents en vie. Les premiers pas de ma grande sœur, puis les miens, furent certainement de vrais pas de bébé pour l’homme, mais des bonds de géants pour l’humanité. A moins qu’il faille comprendre cette version du premier homme sur la Lune comme une parabole et non comme une tentative de brosser le portrait d’un être brisé par la mort de sa fille.

Et là, ça marche mieux. Effectivement, même si mes parents n’ont jamais fui ma compagnie, je sais bien qu’il existe une part d’eux à laquelle je n’ai jamais eu accès. Est-elle sur la Lune, enfouie sous une lourde combinaison de la NASA ? Peut-être. Elle revient de temps en temps, sans qu’ils s’en aperçoivent. Quand je les entends hurler dans leur sommeil, par exemple. Ou quand, malgré toutes leurs précautions, ils finissent par verser une larme en ma présence, devant la tombe de leurs enfants. Serrés l’un contre l’autre, des chuchotements s’échappent de leurs visages enfouis, un murmure, un charabia qui m’est étranger. Ce ne sont plus mes parents qui s’expriment, mais des êtres secrets. Du moins, ce qu’il en reste. Ces silhouettes grises qui se reconnaissent, qui savent ce qu’elles partagent…

Le jour où ma grande sœur – celle avec laquelle j’ai grandi – a perdu un enfant à son tour, ma mère est venue chez moi, accompagnée de mon cousin, pour m’annoncer la nouvelle. Mon père était parti porter des affaires à sa mère, mourante elle aussi. Nous n’arrivions pas à le joindre. Il a tout de même fini par répondre à son téléphone et ma mère lui a demandé d’arrêter ce qu’il était en train de faire pour la retrouver chez moi immédiatement.

Une demi-heure plus tard, il sonne à la porte, je lui ouvre et à ma vue il tressaille. Il s’appuie contre le mur du palier et soupire : « J’ai cru qu’il t’était arrivé quelque chose ». Ce n’était pas moi, c’était son petit-fils. Mais un court instant, sur le pas de ma porte, j’ai surpris l’homme non identifié caché dans le corps de mon père.

Mon père est un type qui passe beaucoup de temps à regarder les étoiles à travers l’énorme télescope qu’il a rapporté des Etats-Unis quand il était étudiant. Ce serait facile de trouver un parallèle avec le Neil Armstrong incarné par Ryan Gosling, mais à bien y réfléchir, c’est une passion à laquelle il s’adonne depuis toujours. Je ne suis pas sûr qu’il cherche ses filles là-haut, ni même que ce soit un hobby poétique. Mais, pour rejoindre l’hypothèse du film, c’est sa façon à lui de s’isoler au fond d’un jardin toute la nuit et de gribouiller dans des cahiers des caractères obscurs qu’il est le seul à savoir déchiffrer. Moi aussi, j’ai besoin qu’on me laisse déambuler seul la nuit dans les rues de Paris pour me sentir un peu plus proche d’elles.

First Man

Je comprends la curiosité de Damien Chazelle. Ça demande du courage et de l’empathie d’essayer de représenter à l’écran ce qui se passe chez ceux qui ont perdu leurs enfants. D’autres, plus expérimentés, s’y sont cassé les dents bien avant lui. Nanni Moretti avec La Chambre du fils, malgré de très jolis moments. John Cameron Mitchell avec beaucoup plus de maladresse dans Rabbit Hole. Robert Redford, avec le respectable Des gens comme les autres. Le plus talentueux fut Nicolas Roeg avec Ne vous retournez pas. Lui a su saisir un morceau de ces êtres mystérieux qui, comme la Lune, ont une face cachée. Il faut s’y résoudre : ces gens-là ne sont pas faits pour être filmés. Ils sont des énigmes.

Mon problème, c’est que je me trouve à quelques jours d’accueillir mon premier enfant et j’ai la trouille. Si je réfléchis comme l’autre asocial qui regarde le bracelet de sa fille disparaître au fond d’un cratère sur un plateau de tournage à Hollywood, les statistiques ne sont pas fameuses, dans ma famille. Nous avons perdu trois enfants sur huit. J’ai 37,5% de chances que le malheur s’abatte sur mon enfant aussi. Comment conjurer le sort ? Existe-t-il une danse de la pluie que je puisse reproduire dans mon salon avec ma femme pour que la foudre cesse de s’abattre au même endroit depuis quarante ans ?

Je suis terrorisé à l’idée de devenir père au point que je demande à ce qu’on n’en parle pas autour de moi. Ce ne sont pas les pleurs, ni les cris, ni les couches, ni les dents, ni le manque de sommeil, ni les nacelles, ni les porte-bébés, ni les biberons, ni les baby-phones qui me foutent les jetons. C’est de ne pas être à la hauteur de la vie de mon enfant. A partir de sa naissance, il doit se coucher en vie et se réveiller en vie jusqu’à la fin de mes jours. C’est ma mission Apollo 11 à moi et j’ai peur d’exploser en plein vol.

Toute cette confession n’est pas très pudique, j’en suis conscient. Peu importe sa valeur. Je voudrais l’offrir à ces parents qui marchent parmi nous, lourds dans leurs combinaisons spatiales, asphyxiés par le peu d’oxygène que délivrent leurs bouteilles et pour lesquels la gravité a définitivement changé.

Je voudrais aussi l’offrir à ma femme et à mon futur enfant, en leur promettant de tout faire pour que la navette se pose comme prévu et revienne à bon port.

Enfin, je la dédie à ces enfants qui – je l’espère tant – nous attendent quelque part à l’ombre d’un cratère, sur la Lune.

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